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20 août 2009

Boris Cyrulnik : « L’Autre nous fait humain »

Boris Cyrulnik : « L’Autre nous fait humain »

cyrulnikMédecin, éthologue et neuropsychiatre, Boris Cyrulnik a popularisé la notion de « résilience », faculté à surmonter la souffrance et à renaître psychiquement. Cet homme à la voix étonnamment apaisante est passionné par tout ce qui crée le lien et structure le mental. A une époque où « le système devient fou et les gens pètent les plombs », il nous parle de ce qui nous fait humains : le rapport à l’autre. « La seule perversion vraie, dit-il, c’est quand l’autre n’est plus perçu comme une personne. »

Par Françoise Simpère ( Nouveau Consommateur N°  Novembre- Décembre 2008)

NC : En lisant les journaux, on a l’impression qu’il y a de plus en plus de gens en apparence normaux qui pètent les plombs : ils tirent sur des passants, mettent le feu à leur maison ou tuent leur famille. La folie est-elle en progression ?

Boris Cyrulnik. Tout dépend de ce qu’on nomme folie. Les psychoses, comme la schizophrénie et la psychose maniaco-dépressive (troubles bipolaires), touchent environ 2 % de la population dans tous les pays, et ce chiffre reste assez stable. Par ailleurs, ce qu’on appelle « péter les plombs » est une notion très culturelle. Dans les civilisations primitives, on l’attribuait au mauvais œil ou à un envoûtement diabolique. Dans les cultures fondées sur le groupe, les collectivismes, le rebelle qui ne se soumet pas au groupe est considéré comme un fou qu’il faut soigner ou éliminer.

C’est un prétexte ! En URSS, c’est pour des raisons politiques qu’on internait les dissidents !

Détrompez-vous ! J’ai rencontré en URSS des psychiatres qui considéraient le plus sérieusement du monde que pour refuser un régime aussi parfait que le communisme, il fallait être fou. Tous les fanatismes, tous les intégrismes, qu’ils soient politiques ou religieux, génèrent une intolérance extrême qui considère comme des fous ceux qui refusent l’idéologie proposée.

Pourquoi des peuples acceptent-ils une telle intolérance ?

Parce que le fanatisme apporte des certitudes, et que les certitudes rassurent. L’incertitude angoisse la majorité des individus, c’est la raison du succès des voyants et astrologues ! Ceux qui considèrent le doute comme stimulant sont rares : les artistes, les philosophes, les chercheurs…. bien souvent persécutés dans les régimes tyranniques.

Mais dans un pays démocratique, on ne les considère pas comme des fous. Ceux qui pètent les plombs, les « border line » dont je parlais tout à l’heure, sont rarement artistes ou philosophes…

Effectivement, ces « border line » sont des personnes qui n’ont pas pu se construire une structure assez solide à cause d’un manque dans leur enveloppe biologique et environnementale. Le cerveau se développe en effet avec ces deux dimensions. Prenons un exemple simple. La phénylcétonurie (excès de phénylalanine dans le sang) est liée à une anomalie génétique - donc un facteur biologique - qui provoque un retard mental chez l’enfant si l’on ne fait rien. Cependant, lorsqu’elle est dépistée à la naissance par une simple prise de sang, il suffit d’un régime alimentaire - donc un facteur environnemental - pour éviter ce retard mental. Il y a de multiples autres exemples de cette interaction entre biologie et environnement, ce que j’appelle enveloppe biologique environnementale. Or cette enveloppe a énormément changé en 30 ou 40 ans.

Comment cela ?

Avant 1960, l’enfant avait un développement affectif et culturel basé sur des signifiants certes contraignants - l’éducation et les valeurs étaient plus strictes qu’aujourd’hui - mais qui constituaient des repères structurants. A l’adolescence, l’explosion de testostérone, multipliée par 18 chez le garçon et par 2 chez la fille, stimule le désir sexuel. Il y a quelques décennies, pour vivre ce désir et exprimer la contestation adolescente nécessaire pour se construire, il fallait quitter ses parents. Le désir et la sexualité, sources de créativité et d’évolution, constituaient des rites d’initiation et de passage à l’âge adulte.

Et aujourd’hui ?

L’explosion technologique occidentale a modifié l’enveloppe sensorielle des tout-petits en appauvrissant les signifiants. Les bébés sont gavés de stimulations sonores ou visuelles, mais trop de stimuli perdent leur signification : une musique imposée et non écoutée, comme le fond sonore permanent dans les magasins, devient un bruit, pas un signifiant. L’info en boucle cesse d’être une info : un corps mutilé vous émeut ; le même, revu dix fois, perd toute signification.

Cela concerne plus les adultes que les bébés…

Eh non, car des travaux récents ont montré que la modification des émotions maternelles, dès la 27e semaine de grossesse, sculpte le cerveau du fœtus. Une grossesse dans le stress ou avec des émotions négatives a donc des conséquences sur le psychisme futur de l’enfant. Après la naissance, s’il n’y a que la mère pour s’occuper du bébé, ou si à l’inverse il y a 25 personnes autour de lui, l’absence ou l’excès de stimuli entraînent un appauvrissement affectif, une perte de sens. L’idéal, c’est un groupe de 6 à 8 personnes parmi lesquelles le bébé sélectionnera spontanément quelques figures saillantes. Ce système a été expérimenté en Finlande, avec des crèches familiales, de petites structures apaisantes où les bébés trouvent leurs repères et sont affectivement sécurisés. Un enfant sécurisé développe une confiance en lui. Il aime explorer, il aime l’aventure et améliore ainsi son potentiel affectif et intellectuel. A l’adolescence, il sera capable de prendre des risques calculés et d’exprimer sa créativité.

En France, on est davantage dans le sécuritaire que dans la sécurisation, on a peur de tout…

Effectivement, et cette idéologie sécuritaire génère des inhibitions au lieu de rassurer. L’enfant ne joue plus dans la rue, ne sort plus tout seul, est surveillé en permanence par les parents via le téléphone mobile ou même une caméra dans certaines crèches. Tout est réglementé, encadré. Cette recherche de sécurité absolue empêche la prise de risque et l’innovation, et elle freine l’évolution. Les gens obsédés par l’idéologie sécuritaire votent pour un sauveur qui les prendra en charge, ils perdent confiance en leurs capacités à évoluer.

La perte des signifiants est-elle due seulement à la technologie ? Je me demande par exemple, sur le plan mental, ce que deviennent les enfants chinois depuis l’avènement du bébé unique, dans une culture où la famille élargie était autrefois la règle.

J’ai travaillé sur ce sujet à Hanoi dès 1974 et Claire Brisset, défenseure des enfants, y a consacré un colloque à l’Unicef. Outre que la loi sur l’enfant unique a entraîné nombre d’infanticides de petites filles et un déséquilibre démographique important entre les filles et les garçons, les garçons chinois, hyper gâtés et appelés par leurs parents « empereur », développent beaucoup de troubles de comportement : agressivité, violence envers les parents, tendance suicidaire, obésité… Quant aux garçons vietnamiens que j’ai étudiés, ils présentaient des inhibitions comportementales qui pouvaient se traduire par des explosions de violence ou des comportements asociaux. Un enfant sur lequel repose tous les espoirs et les ambitions des parents se prend évidemment pour le centre du monde et n’a plus de considération pour les autres, uniquement regardés comme des moyens de satisfaire rapidement ses désirs. Or le désir a besoin d’être ritualisé pour être structurant : créer du lien, donner du prix au temps, à l’attente… Satisfaire ses désirs de façon compulsive sans voir l’autre comme une personne mais comme un objet est la seule perversion sexuelle. Les grands psychopathes sexuels ont pour caractéristique d’être dépourvus de désir pour l’autre ; seul compte l’assouvissement de leur pulsion. Or il n’y a pas de culture, pas de civilisation sans prise en compte de l’autre.

Sans aller jusqu’aux pervers, l’idéologie de surconsommation véhicule ce genre de « valeurs » : « Moi d’abord », « tout, tout de suite » « faites-vous plaisir aujourd’hui, vous paierez demain ». Les gens se surendettent parce qu’ils n’arrivent pas à freiner leurs pulsions de consommation.

Ils ne peuvent pas, car la surconsommation perd toute signification, comme l’excès de stimuli dont je vous parlais. Trop de choses, trop d’objets, ça n’a plus de sens. Une chambre surchargée de jouets n’est pas stimulante, pas plus qu’acheter une foule d’objets dont on ne se servira pas, juste pour assouvir une pulsion d’achat et non un désir réel. C’est presque une drogue.

Face à cette situation, êtes-vous pessimiste ou optimiste ?

Je suis optimiste car je pense que l’on court à la catastrophe ! Ce système dominé par trop de technologies, trop d’objets, trop d’argent virtuel est devenu fou, tout le monde le vérifie aujourd’hui. Et non seulement il est devenu fou, mais il favorise la déstructuration mentale, comme on l’a montré. Sans parler de ses conséquences écologiques dramatiques… A l’évidence, cela ne peut pas durer. Comme dans tout système, il faut sans doute arriver à une apogée, puis à une catastrophe, pour se décider à agir. Nous y sommes. On ne peut pas revenir en arrière, mais on peut changer de direction, notamment en retrouvant la fonction naturelle du village - qu’on trouvera aujourd’hui dans les quartiers, les associations, les clubs - pour créer du lien entre les gens. En étant attentifs aux enfants, sans les étouffer, pour leur donner confiance en eux et donc en l’avenir. En fait, je pense que si l’humanité veut survivre, elle n’a pas le choix : il faut réapprendre à vivre ensemble au lieu d’avoir peur les uns des autres.

A lire : Son dernier livre, Autobiographie d’un épouvantail, (éd. Odile Jacob), paru en 2008.


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